France

Les réparations en France dans le cadre de la République

La question des réparations n’émerge pas uniformément dans l’ensemble des territoires où la France a pratiqué et institutionnalisé l’esclavage c’est-à-dire dans ses colonies d’Amérique (Saint-Domingue, Guadeloupe, Martinique, Guyane, Louisiane), d’Afrique (Sénégal) et de l’océan indien (Île Maurice, Réunion, Mayotte et Seychelles), entre le début du XVIIème siècle et 1848, année de la deuxième abolition1. En particulier, la République d’Haïti, pays indépendant depuis 1804, se trouve dans la situation unique du paiement par la nation haïtienne d’une compensation aux anciens propriétaires (voir https://esclavages.cnrs.fr/repairs-haiti/). Dans les territoires aujourd’hui français, la question des réparations a suivi un cheminement complexe et demeure au cœur des revendications des descendant.es des esclavisé.es déporté.es depuis l’Afrique.

Des compensations pour les propriétaires et non pour les anciens esclavisé.es

Dans les territoires de la Caraïbe aujourd’hui intégrés à l’ensemble national français, une indemnité est payée à certains propriétaires d’esclaves des Antilles, de Maurice et de la Réunion, du Sénégal et de Nocibé à Madagascar en raison de la perte de leur « propriété » que représente la libération des esclaves (Araujo, 2017). Parmi les personnes indemnisées on retrouve des « libres de couleur » – ces esclaves affranchis devenus à leur tour propriétaires d’esclaves. Comme le souligne Myriam Cottias, ceci montre que l’esclavage ne peut être lu qu’au seul prisme de « l’opposition raciale blanc-noir » ; c’est aussi un système économique et social. 

Bien que Victor Schœlcher, ayant fait voter le décret d’abolition de l’esclavage le 27 avril 1848, ait dans un premier temps envisagé d’indemniser les esclavisé.es, le projet n’aboutit pas, notamment en raison du pouvoir de nuisance de propriétaires qui menaçaient de freiner la mise en place effective de l’abolition. De fait, si le décret d’abolition de l848 est présenté comme une « réparation au crime de lèse-humanité », c’est en raison de l’octroi de la citoyenneté française aux dits « Nouveaux libres » et de l’accès à la représentation (suffrage universel masculin). C’est le résultat d’un contrat tacite entre la République et les ex-colonies : avec l’abolition, les anciens esclaves deviennent français et citoyens de plein exercice, en échange de quoi la République efface en quelque sorte le passé. 

Le statut juridique spécifique des « vieilles colonies »

Plusieurs mesures privent cependant les anciens esclaves de la possibilité de voter jusqu’en 1870. Jusqu’à la loi de départementalisation du 9 mars 1946 qui transforme les colonies en départements, ces territoires sont soumis à un statut juridique spécifique, une forme de « ségrégation juridique » les plaçant hors du droit commun. Ce changement de statut, en 1946, est perçu comme garant de l’égalité civile, juridique, économique et sociale. Le retard dans l’extension de certaines lois sociales comme les allocations familiales ou les lois de protection de travailleurs par exemple, dans les décennies suivantes, de même que la persistance de dérogations au droit commun (maintien de mesures spécifiques datant de l’ère coloniale et très lente extension des lois métropolitaines pourtant désormais applicables dans ces départements) vont cependant nourrir de fortes critiques contre la départementalisation. 

La politisation de la mémoire de l’esclavage

A partir de la IIIème République, la mémoire publique de l’esclavage demeure le fait des autorités locales et nationales qui célèbrent le rôle de Victor Schœlcher et des abolitionnistes. Avec une prolifération d’hommages rendus par des hommes politiques de Martinique, la célébration de la figure de Schœlcher confine au culte lors du centenaire de l’abolition de l’esclavage en 1948 (Jolivet, 1987). De manière générale, les pratiques et discours officiels sur le passé témoignent d’un effacement des acteurs centraux que sont les esclavisé.es et des rapports de domination (Cottias, 2007 ; Chivallon, 2012). 

Dans l’après-départementalisation, on observe néanmoins une politisation croissante de la mémoire de l’esclavage. Au sein des mouvements autonomistes et indépendantistes des Antilles, de nouveaux acteurs contribuent à réorienter la mémoire publique de l’esclavage. Ainsi, en 1971, l’écrivain et maire de Fort-de-France Aimé Césaire inaugure le 22 mai la statue de la liberté dans sa ville, ouvrant la voie à une célébration locale de l’insurrection des esclaves survenue le 22 mai 1848 (devenu un jour férié en 1983).

Le retour des réparations et l’évolution de la mémoire officielle 

A la Sorbonne, en mars 1998, la fin du colloque « Poétiques d’Edouard Glissant » est marqué par la « Déclaration sur la traite négrière et l’esclavage » des écrivains Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau et Wole Soyinka : « Etablissons aussi les modalités et les procédures d’une réparation qui ne procéderait pas de l’esprit de revanche, mais qui serait l’amorce d’une dynamique très saine d’alliance et de connivence entre les peuples concernés par une telle Histoire. » Suit le 23 mai la Marche des Libertés de plus de 40 000 personnes réclamant la reconnaissance de cette mémoire et la célébration de l’abolition. 

En déclarant la traite et l’esclavage dans l’Atlantique et l’Océan indien comme « crime contre l’humanité », la loi Taubira de 2001 met fin à un siècle et demi d’oubli, durant lequel l’esclavage a été complètement passé sous silence par les institutions. D’abord considérée comme normative et impossible à utiliser dans le cadre d’un procès, la perception de cette loi change radicalement dans le contexte tumultueux de 2005 où elle est invoquée dans des conflits protéiformes. L’année est à la fois marquée par la promulgation de la loi sur les aspects positifs de la colonisation et trois semaines de révoltes dans les quartiers populaires déclenchées par l’électrocution des adolescents Zyed Benna et Bouna Traoré, alors qu’ils étaient poursuivis par la police à Clichy-sous-Bois (Cottias, 2007). 

Un débat s’ouvre sur le choix de la date de commémoration de l’esclavage. Face à la difficulté à trouver un consensus, le choix se porte sur celle du 10 mai qui devient « jour de commémoration de l’abolition de l’esclavage » et correspond à l’adoption de la loi Taubira. Des mobilisations associatives, en particulier celle du Comité Marche du 23 mai 1998 (CM98), se poursuivent cependant pour la reconnaissance du 23 mai qui devient en 2017 la « journée nationale en hommage aux victimes de l’esclavage colonial ».

C’est dans ce contexte qu’apparaît la première demande de compensation financière au titre de l’esclavage. Organisation militante, le Mouvement international des réparations (MIR) réclame 200 milliards d’euros à l’État français, une demande jugée alors irrecevable par les juges qui estiment impossible d’établir le montant des dommages pour des faits aussi anciens. Parallèlement, d’autres acteurs, scientifiques et culturels, réunis notamment au sein du Comité pour la mémoire de l’esclavage – organisation interministérielle créée par la loi Taubira et dont la première présidente est l’écrivaine Maryse Condé -, privilégient une approche des réparations liée au travail de mémoire collective. La question est alors celle d’une nouvelle définition de la citoyenneté et du combat, dans les sociétés contemporaines, contre certains rapports sociaux racialisés et hiérarchisés hérités de l’esclavage. 

L’enjeu des réparations au niveau local et national

Si on a pu considérer la loi Taubira comme un premier moment de discussion publique d’importance sur la question des réparations (Frith, 2017), celle-ci était déjà discutée dans des réseaux associatifs locaux à Paris, Bordeaux, Nantes ou aux Antilles. Alors que se transforme la mémoire publique de l’esclavage à la faveur des mobilisations des années 1980 et 1990, l’héritage de ce passé dans la structure des inégalités contemporaines est également pensé. Dès le début des années 1990, le « Procès de Christophe Colomb » organisé en Martinique et auquel participe Christiane Taubira pose l’enjeu des réparations dans l’espace politique local (la revue ZIST prépare actuellement un dossier sur le sujet). Dans les années 1990 et 2000, le COFFAD (Comité des Fils et Filles de Déportés d’Afrique) se présente comme un lobby qui œuvre à l’émancipation de l’Afrique notamment. Le Comité Devoir de Mémoire aux Antilles organise des rencontres entre professionnels et écrivains et constitue ce que le politiste Johann Michel nomme un « espace d’intermédiation » sur les réparations dans les années 1990. 

Les discussions parlementaires autour de la loi Taubira apparaissent sur cet enjeu particulier comme une occasion ratée. La loi et le Comité pour la Mémoire de l’Esclavage qu’elle institue offrent une impulsion importante autour de la connaissance de l’histoire des traites et de l’esclavage, la commémoration de l’abolition et de ses acteurs connus et méconnus. Des espaces mémoriaux, encore peu nombreux, ont également été créés. Le « Mémorial ACTe », à Pointe-à-Pitre (2015), le mémorial de Nantes, une sculpture et une plaque dans le jardin du Luxembourg à Paris, un buste de Toussaint Louverture à Bordeaux, une statue du même Toussaint Louverture, réalisée par Ousmane Sow à La Rochelle, quelques salles du musée d’Aquitaine à Bordeaux.

Politisation et judiciarisation des réparations : une dynamique transnationale

Sous l’impulsion de la Conférence de Durban de 2001 et plus récemment de l’initiative pour les réparations du Caricom l’enjeu des réparations connaît une nouvelle politisation. En septembre 2013, sous l’égide de la Caricom (Caribbean Community), les États de la Caraïbe ont lancé une campagne visant la France, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, l’Espagne, le Portugal, la Norvège, la Suède et le Danemark afin d’obtenir réparation. Ils ont assigné les États en demandant réparation des préjudices causés par l’esclavage et la colonisation tout en soulignant le cas particulier d’Haïti. Des liens entre cette initiative et des acteurs militants et universitaires en Martinique comme en Guadeloupe ont permis de réinsérer dans le débat la dimension matérielle et financière des réparations, au-delà des seules questions symboliques et mémorielles. Il s’agit ainsi d’insister sur la nécessité de corriger les inégalités héritées du passé colonial et de l’esclavage dans les sociétés dans lesquelles la race comme « régime de pouvoir » et principe de hiérarchisation avait été centrale. 

Ce sont ces contextes locaux et transnationaux qui permettent de mieux comprendre deux initiatives importantes des deux dernières décennies. La première est la plainte posée en 2005 par le MIR-Martinique et le Comité Mondial de la Diaspora Panafricaine qui, s’appuyant notamment sur la loi Taubira, demandent la constitution d’un collège d’experts et la condamnation de l’Etat français à verser une somme ramenée à 20 millions d’euros sur un compte ouvert au nom d’une future Fondation (Bessone, 2019). Les demandes sont d’abord jugées recevables mais l’initiative bute sur la prescription attachée à toute action engagée contre l’Etat. Après neuf ans, en 2014, le Tribunal de Grande Instance (TGI) de Fort-de-France déboute les parties de leurs demandes avec, malgré tout, une reconnaissance de la « responsabilité de l’Etat » dans l’esclavage et la traite. Suit une bataille judiciaire qui pose, notamment, la question du statut de la loi Taubira et les (im)possibilités qu’elle offre d’obtenir réparation. 

La seconde initiative, bien plus médiatisée, est celle de la plainte déposée par le CRAN, Conseil représentatif des associations noires de France, contre la Caisse des Dépôts et Consignations en 2013 et qui se présente comme une manière d’aller plus loin que la dimension considérée purement symbolique de la commémoration du 10 mai. 

Si la voie judiciaire peut paraître bloquée sur la question des réparations, on observe une articulation croissante entre enjeux mémoriels et revendication de réparations matérielles et financières. En posant la question des inégalités structurelles générées par le système esclavagiste, les acteurs du débat sur les réparations établissent de fait des liens entre la question des réparations liées à l’esclavage et celles d’enjeux plus contemporains comme les inégalités socio-économiques et les discriminations structurelles ou, plus récemment, le scandale du chlordécone aux Antilles.

Bibliographie

Almeida Mendes Antonio de, Cottias Myriam et Cunin Elisabeth, Les traites et les esclavages: Perspectives historiques et contemporaines, Paris, Karthala, 2010.

Araujo Ana Lucia, Reparations for Slavery and the Slave Trade: A Transnational and Comparative History, London, Bloomsbury Publishing, 2017.

Bessone Magali, « Les réparations au titre de l’esclavage colonial : l’impossible paradigme judiciaire », Droit et société, 2019/2, N° 102, p. 357-377. https://www.cairn.info/revue-droit-et-societe-2019-2-page-357.htm 

Chivallon Christine, L’esclavage, du souvenir à la mémoire, Paris, Karthala, col. “Esclavages”, 2012.

Cottias Myriam, Histoire d’une construction coloniale, Paris, Bayard, 2007.

Dubois Laurent, Avengers of the New World: The Story of the Haitian Revolution, Cambridge, Harvard University Press, 2009.

Frith Nicola, “Reparations for slavery in the French Republic: A national debate?”. Bulletin of Francophone Postcolonial Studies, vol. 8, p. 1-12, 2017.

Jolivet Marie-José, « La construction d’une mémoire historique à la Martinique : du schœlchérisme au marronisme », Cahiers d’Études africaines, 1987, vol. 27, no 107, p. 287‑309.

Michel Johann, « Esclavage et réparations. Construction d’un problème public (1998-2001) », Politique africaine, 2017, vol. 146, no 2, p. 143‑164.

La revue Esclavages & post~esclavages / Slaveries & Post~slaveries.

Texte rédigé par Charlotte Grabli à partir des recherches de Myriam Cottias, Audrey Célestine et Ary Gordien dans le cadre du projet Repairs. 

 

1. Suite à une révolte d’esclaves à Saint-Domingue en 1791, un décret abolit l’esclavage en 1794 dans les colonies de la France dans la Caraïbe et l’océan Indien. Lorsqu’en mai 1802 Napoléon rétablit l’esclavage, la révolution a toujours cours à Saint-Domingue (Dubois, 2009).

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