Haïti
Haïti, la dette injuste
Les premièr.es esclavisé.es africain.es ont été introduit.es sur l’île d’Española, aussi appelée Saint-Domingue et sur laquelle se trouvent les territoires actuels d’Haïti et de Saint-Domingue. Après la disparition des derniers Taïnos, population indigène originelle de l’île rapidement exterminée, ces esclavis.ées les remplacent dans les mines d’or et les plantations de canne à sucre. Española devenait ainsi la première colonie de plantation du Nouveau monde.
L’installation des Français sur l’île de la Tortue, au Sud-Ouest d’Española, à la faveur notamment du développement de la flibuste et de la piraterie, a permis l’appropriation progressive d’une partie du territoire. Après la reconnaissance par le Traité de Ryswick en 1697 de la souveraineté française sur une partie de l’île cédée à la France par l’Espagne (qui devient Haïti après la guerre d’Indépendance), son exploitation a contribué de manière importante à la prospérité de la France. Saint-Domingue devient le premier producteur mondial de sucre et de café. L’importation massive par les Français d’esclavisé.es africain.es (dont le nombre est évalué entre 400 000 et 500 000 à la veille de la Révolution) pour le développement des plantations et le fonctionnement des usines à sucre entraîne une explosion démographique de la partie française.
La révolution haïtienne : acte de naissance de la première République noire
Quoique la Déclaration des droits de l’Homme n’ait fait aucune allusion à l’esclavage, les idées révolutionnaires se répandent au sein de la population esclavisée et inquiètent les planteurs, tant sur le sol colonial que dans la métropole.
La Cérémonie vaudou du Bois Caïman, en août 1791, à laquelle auraient participé plusieurs figures de la rébellion haïtienne (Biassou, Jean-François et peut-être Toussaint Louverture), constitue le point de départ de la révolte des esclavisé.es qui s’allieront aux mulâtres libres pour s’attaquer au pouvoir colonial. Sous la pression de cette révolution qui éclate en août 1791, les émissaires de la république Sonthonax et Polvérel décrètent en 1793 l’abolition de l’esclavage dans la colonie de Saint-Domingue. Le 4 février 1794, cette décision est ratifiée par la Convention nationale qui l’étend à l’ensemble des colonies françaises d’outre-mer. La révocation de cette décision par Napoléon Bonaparte en 1802 se heurte à la situation effective dans la colonie de Saint-Domingue où les ancien.es esclavisé.es restent libres de fait. L’expédition de Leclerc, qui était censée ramener l’ordre avant de rétablir l’esclavage, conduit certes dans un premier temps à la déportation de Toussaint et à une soumission apparente des autres généraux aux troupes françaises. Mais dans un second temps, l’action de Dessalines, suivie de la rébellion de Pétion et de Christophe, signe la dernière phase de la guerre d’indépendance.
Le 1er janvier 1804, l’indépendance de la Saint-Domingue française est en effet officiellement proclamée par Jean-Jacques Dessalines et par les généraux victorieux, noirs et mulâtres. La nouvelle Nation prend le nom d’Haïti en référence au nom que donnaient les indiens tainos à l’ile. Les trois années suivantes, sous le gouvernement de Dessalines, posent les jalons du développement du pays, et Dessalines adopte le titre d’empereur durant la première année de l’Indépendance.
Malgré l’instabilité qui suit l’assassinat de Dessalines, Haïti ancienne colonie française se trouve désormais aux avant-postes d’une libération générale des peuples noirs de la servitude : l’esclave fugitif bénéficiait d’un droit d’asile automatique en touchant la terre libérée d’Haïti. Le 20 mai 1805 est proclamée la Constitution impériale d’Haïti, première constitution de la jeune nation qui a célébré son indépendance le 1er janvier 1804. Tout comme la colonie de Saint-Domingue avait été fondée sur un système de supériorité blanche, Haïti devint un symbole du pouvoir noir, la question de la couleur se révélant déterminante notamment dans le domaine des relations extérieures, des lois de nationalité, des droits des étrangers. Elle continuera après la Révolution à jouer un rôle essentiel dans les divisions de la population et de la classe politique haïtienne, mais aussi dans ses relations avec sa voisine espagnole.
Outre les difficultés internes, le contexte géopolitique est particulièrement compliqué. Les rapports sont tendus entre Haïti et Saint-Domingue. Avant même l’indépendance d’Haïti, Toussaint Louverture avait tenté de réaliser, le premier, l’unification politique de l’île en envahissant Saint-Domingue, l’espagnole, en 1801. Les Français restèrent maîtres de la colonie espagnole jusqu’en 1809.
Les conditions de l’indépendance haïtienne, la crainte que provoque la Révolution haïtienne dans les colonies et dans la région contribueront à ce que, davantage encore que dans les autres colonies, la question du droit des descendant.es d’esclavisé.es à une réparation soit restée lettre morte, et qu’en guise de mesures compensatoires liées à l’esclavage, seules celles perçues par la puissance coloniale française et par les colons aient eu une réalité.
A propos d’une dette inique : entre réparations et restitutions
Si le choix d’une indemnisation des planteurs n’est pas une initiative isolée dans les îles d’Amérique, elle prend un caractère inédit en ce qui concerne Haïti, compte-tenu des circonstances de l’accession à la liberté. A l’inverse des autres indemnités, assumées par les États décidés à abolir l’esclavage, ce sont les ancien.nes esclavisé.es érigeant la nouvelle nation haïtienne qui doivent « dédommager » indirectement les anciens maîtres de la perte de leurs propres personnes par l’intermédiaire d’une transaction entre Etats, et non d’une décision interne à un gouvernement, même si le rapport de forces est loin d’être équilibré. Au Congrès de Vienne de 1815 la France avait fait reconnaître par les puissances européennes tous ses droits sur « sa colonie de Saint-Domingue ». De ce fait, aucun État ne voulut reconnaître la nouvelle République d’Haïti, avant que la France n’en ait donné le signal. En 1825, la France impose à Haïti, en échange de la reconnaissance de sa souveraineté, le versement de 150 millions de francs or (soit l’équivalent de 2 % du PIB français de l’époque) pour indemniser les colons, qui avaient bâti leurs fortunes sur l’esclavage. La Caisse des dépôts et consignations a été chargée de gérer cette somme. La jeune république n’est cependant reconnue de son ancienne métropole, suivie des autres puissances occidentales, qu’une vingtaine d’années plus tard. Le 17 avril 1825, Charles X édicte une ordonnance « concédant » à son ancienne colonie une indépendance détenue de fait depuis le début du siècle. La contrepartie de cette reconnaissance en est le versement d’une indemnité de 150 millions de francs, destinée à dédommager les anciens propriétaires qui ont dû fuir l’île entre le début de la révolte servile de 1791 et la déclaration d’indépendance de 1804.
Le gouvernement haïtien paya le premier terme de 30 millions avec les fonds provenant d’un emprunt spécial placé à Paris, mais la jeune République ne put payer les autres termes. Le gouvernement entama alors des négociations pour obtenir une réduction du montant et un allongement des délais de paiement. Le deuxième versement n’intervient qu’en 1838, la dette ayant été finalement ramenée à 90 millions de francs.
La réduction du montant final ne change rien au fait que la dette colossale pour la jeune nation en difficulté a affecté profondément et durablement ses capacités financières. Les 90 millions furent effectivement payés à la France, en un peu plus de 30 ans car, pendant les périodes de troubles internes, les paiements étaient suspendus. Le dernier versement eut lieu en 1883, au lieu de 1867 comme convenu dans le traité.
Présentée comme le prix à payer pour sa reconnaissance internationale, la « rançon » imposée à Haïti conduit en contrepartie la plupart des pays à accepter de nouer des relations diplomatiques avec le nouvel Etat, à l’exception notable des Etats-Unis poussés par des Etats du Sud réfractaires. Ce n’est donc qu’après la guerre de Sécession que les Etats-Unis reconnurent officiellement la souveraineté d’Haïti.
Dans le calcul de 1825, seul le tiers de l’indemnité correspondait à la valeur des esclaves, de sorte que la réduction de l’indemnité à 90 millions par Louis-Philippe en 1838 en faisait le prix de la seule expropriation du capital foncier et immobilier des colons. Au-delà du sens historique de l’indemnité, la question de la réparation renvoie aujourd’hui, outre la compensation au titre de la colonisation et de l’esclavage, à l’iniquité de la dette forcée de 150 millions de francs obtenue de Haïti sous la menace par la France de Charles X en 1825, comme dédommagement des pertes subies par les colons, après l’indépendance de l’île en 1804. Plusieurs associations et intellectuels se sont saisis de la question des réparations liées à l’indemnité. Ainsi, l’historien haïtien Jean Saint-Vil exigeait le remboursement par la France de 40 milliards de dollars (27,8 milliards d’euros en 2010), correspondant, selon lui, à la valeur actuelle de l’indemnité. En 2003, le gouvernement de Jean-Bertrand Aristide, président de Haïti, avait réclamé 17 milliards de dollars de compensation et en avait fait son thème de campagne présidentielle.
Le Conseil Représentatif des Associations Noires de France (CRAN), au nom de la Commission Européenne pour les Réparations (European Reparations Commission), le 10 mai 2013, asigne en justice la Caisse des dépôts et consignation qui a géré ces fonds et réclame la restitution de 21 milliards de dollars pour Haïti. Si le 10 mai 2015, au Memorial Act en Guadeloupe, le Président de la République François Hollande a annoncé s’engager à « acquitter » la dette de la France envers Haïti, il a été rapidement précisé par son entourage que l’engagement annoncé était exclusivement moral, et non financier. Sur le terrain haïtien constamment au bord de l’explosion, comme en France, des propositions alternatives émergent tant en vue de la reconnaissance du principe de restitution que de la forme de celle-ci.
Bibliographie
Frédérique Beauvois, « L’indemnité de Saint-Domingue : ‘dette d’indépendance’ ou ‘rançon de l’esclavage’ ? », French Colonial History, 10, 2009, p. 109124.
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Marcel Dorigny (dir.), « Haïti Première République Noire », Outre-mers, tome 90, n°340-341, 2e semestre 2003.
Jean-Marie Théodat, « Haïti et la République dominicaine : la négritude en partage ». Présence Africaine, n°169, 2004, p. 73-87.
Texte rédigé par Annie Fitte-Duval dans le cadre du projet Repairs.