Portugal

Les réparations sur le sol britannique entre activisme et panafricanisme

En 1797, deux esclaves affranchis du nom de Ottobah Cugoano et Olaudah Equiano fondent « The Sons of Africa » à Londres. Le Royaume-Uni fait alors partie des pays pratiquant la traite afin d’alimenter en main d’œuvre les plantations de ses colonies. En créant ce groupe politique, une idée majeure anime Equiano et Cugoano : dénoncer l’esclavage pour y mettre fin. Cette revendication s’accompagne d’une demande de réparation pour les blessures reçues par les esclaves. Cugoano exprime, en 1791, cette volonté de réparations dans son ouvrage Thoughts and Sentiments on the Evil and Wicked Traffic of the Slavery and Commerce of the Human Species  (première édition en 1787). Dans les colonies britanniques, la question des réparations est donc présente dès la période esclavagiste. Son expression ultérieure est caractérisée par une lente et difficile reconnaissance de la part de la couronne britannique.

De la traite à l’abolition

En 1562, la traite britannique commence, notamment par le biais des explorateurs et esclavagistes John Hawkins et Francis Drake. Liverpool, Bristol, Londres sont les ports négriers les plus importants en matière de flux de navires dans l’espace atlantique. Le Royaume Uni possède des colonies dans l’espace caraïbe et sur le continent africain. 

La mise en place du système esclavagiste est inséparable de sa remise en cause.  Alessandro Stanziani distingue ainsi deux périodes abolitionnistes. La première, de 1770 à 1807, voit la naissance des premières sociétés abolitionnistes, et est marquée par une première abolition avec l’arrêt Somersett (1772). Cet arrêt interdit l’esclavage sur le sol anglais (mais pas dans les colonies) et permet à tout esclave entrant en Angleterre ou présent sur l’un de ses navires d’être affranchi. L’abolitionniste William Wilberforce se distingue par son action au niveau parlementaire permettant l’abolition de la traite en 1807. La seconde période, allant de 1820 à 1840, est caractérisée par la création d’organisations abolitionnistes plus importantes et l’usage de pétitions avec un ancrage notable dans les mouvements religieux d’alors. A l’abolition, en 1833, le travail forcé (qualifié d’ « apprentissage », apprenticeship) succède à l’esclavage. En 1837, les propriétaires d’esclaves de tout l’empire britannique reçoivent 20 millions de livres sterling en compensation de la perte de leurs esclaves.

Quand le panafricanisme inspire les demandes de réparations

Pour les chercheuses Nicola Frith et Esther Stanford-Xosei, les acteurs des demandes de réparation sont des activistes, c’est-à-dire des membres d’associations, des intellectuels, des juristes. Leurs actions et arguments s’inspirent du panafricanisme, doctrine de l’unité africaine. La demande de réparations trouve sa source dans les diverses conférences panafricaines du 20ème siècle, qui affirment une histoire et une destinée communes des populations d’origine africaine (en Afrique et dans la diaspora) dont la plus importante s’est déroulée à Manchester en 1945. 

A l’aube des années 1990, la première Conférence Internationale sur les réparations (Lagos, décembre 1990) aboutit à la création en 1991 d’un Groupe de Personnes Éminentes sur les réparations pour l’Afrique et les Africains de la Diaspora de l’Union Africaine (GEP). Ce Groupe a parrainé le premier Congrès Panafricain sur les réparations (Pan-African Congress on reparations) qui se déroule en 1993 à Abuja, toujours au Nigeria, et marque la première initiative internationale pour reconnaître l’existence « d’une dette morale unique et sans précédent envers les peuples africains qui n’a pas encore été payée ».

Mobilisation britannique pour la demande des réparations

Ce contexte favorise la création de groupes similaires en Grande-Bretagne même. C’est le cas du Mouvement Africain des Réparations (ARM) dirigé par le membre du Parlement Bernie Grant et créé en 1993. La motion de départ est signée par 46 députés travaillistes et se base sur la proclamation d’Abuja. La même année, lors de sa déclaration à Birmingham, l‘ARM entend « soutenir le mouvement pour les réparations (…) en vue de former un front uni fort.».

Dans la continuité de l’initiative de l’ARM, se forme, en 2001, la Coalition panafricaine pour les réparations en Europe (Pan-Afrikan Reparations Coalition in Europe, PARCOE) dirigée par Kofi Mawuli Klu et la chercheuse et juriste Esther Stanford-Xosei, La PARCOE se concentre sur des actions à échelle nationale en Grande-Bretagne mais aussi internationale. Son concept d’action se base sur la symbolique du Sankofa, représentant la volonté de prendre le meilleur du passé pour aller vers le futur. PARCOE mobilise une idée de convergence, d’unité voire de communauté réflexive prenant comme point de départ l’affirmation de racines africaines et la place des Africains dans la société britannique. Plusieurs autres organisations (Parlement du peuple africain global, GAPP ; la campagne de pétitions « Stop The Maangamizi: We Charge Genocide/Ecocide Campaign » ; le Comité de la Marche des Réparations de la journée d’émancipation Afrika ; le réseau International d’Intellectuels et Activistes pour les réparations africaines, INOSAAR) s’inscrivent dans ces allers retours entre la Grande-Bretagne et l’Afrique, du local au global, qui caractérisent le processus et la réflexion liée à la question des réparations. 

 

Reconnaitre l’esclavage comme histoire nationale : la Commission pour les réparations 

La Grande-Bretagne a eu plusieurs colonies dans lesquelles elle pratiquait l’esclavage. Devenues indépendantes, ces anciennes colonies demandent aujourd’hui des réparations. Ces dernières ont majoritairement été centralisées et institutionnalisées au sein de la CARICOM (Communauté Caribéenne). Toutefois, la Grande Bretagne n’a pas souhaité intégrer la Commission pour les Réparations de la Communauté caribéenne. Pour les chercheuses Nicola Frith et Esther Stanford-Xosei, cette décision montre que les demandes de réparation se heurtent au refus du gouvernement britannique de reconnaitre l’esclavage comme faisant partie de l’histoire nationale. Elle témoigne aussi de la crainte de la Grande-Bretagne face à des demandes de réparation concrètes formulées par cette Commission.

Tournant des années 2000 : demandes d’excuses officielles et judiciarisation

Les années 2000 sont marquées par deux événements à l’échelle nationale et internationale qui participent à une nouvelle mise en avant de la question des réparations liées à l’esclavage sur le sol britannique : la conférence de l’ONU sur le racisme à Durban de 2001 (Afrique du Sud) et le bicentenaire de l’abolition de la traite (Slave Trade Act) de 2007, célébré à Londres. 

La conférence de Durban a permis la visibilisation et la convergence des revendications liées aux réparations et à la mémoire de l’esclavage de manière internationale. Le bicentenaire de l’abolition, à un niveau plus national, a confronté le gouvernement britannique à la place de l’esclavage dans l’histoire de la Grande-Bretagne. Ainsi, en 2004, les Rendez Vous of Victory, un évènement souhaitant renseigner et sensibiliser la population anglaise sur l’histoire et les héritages de l’esclavage, ont publiquement demandé à la Reine Elisabeth II de présenter des excuses officielles lors des commémorations de 2007. Cette interpellation n’a pas abouti à des excuses ou à une reconnaissance de la traite par le Royaume-Uni. Ni par la Reine, ni par son premier ministre de l’époque, Tony Blair. Toutefois, elle a favorisé l’inauguration de lieux culturels mémoriels et éducatifs comme le Musée International de l’Esclavage à Liverpool (2007). Les évènements commémoratifs ont ainsi encouragé la mobilisation pour les réparations. Les organisations, associations et groupes d’activistes s’appuient sur ces commémorations pour tenter d’avoir un impact sur les institutions anglaises. 

La judiciarisation des demandes de réparations

Les démarches de la société civile sont aussi judiciaires comme le montre l’exemple du Black Quest for Justice Campaign. Il s’agit d’une démarche judiciaire sous forme de recours collectif pour l’obtention des réparations. La Black Quest for Justice Campaign, en lien avec la PARCOE et d’autres associations, a demandé l’ouverture d’une enquête sur les personnes associées à la Couronne britannique, ses agences et sociétés dans le cadre de la Cour pénale internationale, selon Nicola Frith et Esther Stanford-Xosei. Si cette requête judiciaire n’a pas abouti, elle ouvre cependant à la judiciarisation des demandes de réparations. Elle révèle aussi une nouvelle limite des demandes : l’immunité souveraine de la reine Elisabeth II qui la protège de toute tentative de procès. Cette expérience judiciaire des réparations amène à la création en 2015 de la Commission d’enquête parlementaire multipartite pour la vérité et la justice réparatrice (All-Party Parliamentary Commission of Inquiry for Truth & Reparatory Justice). Elle souhaite informer le public de la nature du colonialisme et de l’esclavage, ainsi que de ses conséquences à long terme, y compris les impacts actuels sur les individus et les communautés.

Et aujourd’hui ? 

2007, avec les commémorations de l’abolition de la traite, est un tournant ; de plus, il existe de nombreuses organisations, associations et mouvements pour les réparations. Néanmoins, le gouvernement britannique n’a pas encore engagé d’actions en faveur d’une justice réparatrice. Mais il reste que les objectifs initiaux de la Commission d’enquête parlementaire multipartite ont récemment porté leurs fruits. En octobre 2020, le Green Party a travaillé en collaboration avec le PARCOE et l’INOSAAR pour devenir le premier grand parti national du Royaume-Uni à s’engager en faveur d’une justice réparatrice au titre de l’esclavage africain. Ses membres ayant voté (à 94 %) en ce sens, la question des réparations est à présent entérinée dans la politique du Green Party. Le conseil municipal de Bristol a ouvert la voie en adoptant, en mars 2021, une motion historique multipartite réclamant la mise en place de la Commission ainsi que des réparations locales.

Texte rédigé par Mylène Mauricrace à partir des recherches de Nicola Frith et Esther Stanford-Xosei dans le cadre du projet Repairs. 

Voir la carte

Partager sur :