Colombie

Les réparations en Colombie : quelle place de l’esclavage dans un cadre multiculturel ?

En Amérique latine, le multiculturalisme des années 1980-90 est souvent critiqué pour avoir manqué de mettre un terme aux inégalités raciales et marginalisé la question de l’esclavage. Les demandes de réparations de l’esclavage témoignent pourtant de recours systématiques aux identités et aux principes apparus dans le cadre multiculturel. Plus de vingt ans après l’émergence de la question des « afro-réparations » dans le cadre universitaire, que peut-on dire des apports et des conséquences du multiculturalisme pour les Afrocolombien·es demandant réparations ?

Le multiculturalisme colombien : reconnaissance de l’ethnicité sans référence à l’esclavage  

Suite à l’abolition de l’esclavage en Colombie en 1851 – une abolition immédiate, précédée par une loi de manumission dite des « ventres libres » – les affranchi·es accèdent à la citoyenneté mais aucune mesure spécifique n’est prise à leur égard. Comme dans de nombreux cas, seuls les anciens maîtres bénéficient d’indemnités financières (Cuevas, 2016). Il faut attendre le « tournant multiculturel » des années 1980-90 pour voir ce pays adopter une nouvelle Constitution redéfinissant les rapports d’altérité au sein de la nation. La loi 70 de 1993 ouvre en particulier la voie à de nombreuses mesures législatives portant sur l’accès aux terres sur un principe communautaire, sur la représentativité politique, sur les statistiques ethniques, etc. (Hoffmann, 2004). Bien que, ni cette loi, ni la Constitution, ne se réfèrent explicitement à l’esclavage, ces politiques multiculturelles favorisent la diffusion de nouveaux discours sur le racisme et la mémoire de l’esclavage. 

La question des réparations qui apparaît dans ce contexte s’est d’abord posée dans le cadre de rencontres et publications universitaires autour des « afro-réparations ». Elle s’inscrit ensuite dans une logique de mobilisation du droit, pour défendre un principe de réparations, et en lien avec la protection des victimes indiennes et afrodescendantes du conflit colombien. On revient ici sur ces deux dernières dimensions.

Des réparations du conflit aux réparations de l’esclavage 

Une des sources de mobilisation autour des réparations est liée à la situation spécifique de la Colombie, marquée dans les années 2000 par un processus de sortie d’un conflit de plus de 70 ans (initié en 1948 avec l’épisode de « La Violencia » et prolongé dans les affrontements entre état, guérillas et paramilitaires). Les réparations liées à la guerre et la violence n’ont aucun lien avec l’esclavage ; elles contribuent néanmoins à rendre publique la question des réparations tout en mettant également l’accent sur les populations afrodescendantes, considérées comme particulièrement victimes du conflit, au même titre que les populations indiennes. 

Pour autant, les textes gouvernementaux prônant une justice ethnique n’appréhendent pas les afrocolombien·nes en tant que descendant·es d’esclaves. Le lien entre réparations du conflit et réparations de l’esclavage n’est pas établi par l’Etat mais par des organisations comme le Movimiento nacional afrocolombiano Cimarrón de Juan de Dios Mosquera, leader afrocolombien historique. Ce lien est encore plus fortement revendiqué à l’occasion du colloque « Des réparations collectives aux réparations historiques pour la population afrodescendante en Colombie », en 2017 à l’Universidad ICESI de Cali. La dimension ethnique du processus de sortie du conflit en Colombie est alors mise en parallèle avec les expériences de demandes de réparations liées à l’esclavage en Jamaïque, à Sainte Lucie, au Brésil et aux Etats-Unis. Les participant·es appellent à la création d’une Commission nationale pour les réparations de l’esclavage en Colombie, qui serait intégrée à la Commission des réparations de la Communauté Caribéenne (CARICOM). D’autres propositions portent sur l’élaboration d’un Plan d’action de réparations historiques, incluant des politiques éducatives, de santé, culturelles, territoriales, etc. différentielles (CODHES, 2017a), ainsi que sur la sollicitation à l’ONU de la reconnaissance d’un statut spécifique pour les afrocolombien·nes, en tant que doubles victimes de l’esclavage et du conflit.

La mobilisation des outils de la justice transitionnelle post-conflit ne va pas sans conséquences pour la revendication de réparations de l’esclavage. Elle oblige en particulier d’affirmer un lien explicite entre le confit et l’esclavage, tout en prétendant que les frontières et les caractéristiques des « groupes ethniques » seraient évidentes. Révélateur à cet égard, le décret-loi 4635 de 2011 qui garantit des réparations aux victimes afrocolombiennes mentionne « les relations des communautés noires avec la nature » et « ses savoirs ancestraux », ignorant les contextes urbains. 

Débats de la Cour constitutionnelle : le droit saisi par les réparations

Les dynamiques de revendication de droits, de judiciarisation du politique et d’activisme juridique sont particulièrement significatives en Amérique latine, depuis les années 2000, et notamment en Colombie. Dans ce contexte, ont émergé deux demandes de réparations de l’esclavage. La première concernant l’inconstitutionnalité de la loi d’abolition de l’esclavage du 21 mai 1851, si elle n’a pas abouti, a toutefois grandement favorisé l’émergence d’un débat pluriel et ouvert sur l’esclavage. 

La deuxième demande constitue en revanche une victoire juridique pour la plaignante, Edelmira Ortega de Marrugo. Il s’agit d’une action de tutelle – procédure introduite par la Constitution de 1991 permettant à tout·e citoyen·ne d’interpeler les juges s’il.elle estime que ses droits constitutionnels fondamentaux ne sont pas respectés. En 2014 de Marrugo présente cette action contre plusieurs administrations publiques qui ne sont pas intervenues pour protéger le droit de propriété de sa communauté d’Arroyo Grande, chassée de ses terres par la force. La région, située entre Cartagena et Barranquilla, sur la côte Caraïbe, a été marquée par le conflit colombien et est aujourd’hui l’objet de forts enjeux de développement comme le tourisme et l’exploitation minière. La tutelle s’appuie sur une revendication inédite : la terre a été attribuée, de façon collective, à 113 familles afrocolombiennes en 1897 en compensation de l’esclavage. En novembre 2016, la Cour constitutionnelle a statué en faveur de la plaignante en ordonnant de procéder à la délimitation géographique des terres d’Arroyo Grande et à la validation des titres de propriété. 

Pour la première fois, un texte historique attribuant des indemnités aux descendant·es d’esclaves a été identifié et mobilisé pour justifier un droit de propriété collective contemporain. Pour ce faire, les plaignant·es et la Cour constitutionnelle ont dû recourir à des arguments supplémentaires renvoyant à la discrimination structurelle vécue par les afrocolombien·nes. De fait, c’est en tant que « sujet de protection spéciale constitutionnelle en raison de la diversité ethnique et culturelle », et non comme « descendante d’esclaves » ou « citoyenne », qu’Edelmira Ortega de Marrugo a pu initier la procédure de tutelle. 

La Cour a accordé un droit de propriété aux membres de trois conseils communautaires – unité d’organisation administrative ethnique créée par la Constitution de 1991 –, même s’ils n’apparaissent pas comme héritier·es des 113 premiers propriétaires enregistrés en 1897. Au cours de la procédure, la question des réparations de l’esclavage n’est pas apparue la plus légitime et a progressivement été abandonnée au profit d’outils plus classiques du droit individuel de propriété ou du droit collectif ethnique. Cette logique d’action vient relativiser le caractère novateur de la reconnaissance des réparations liées à l’esclavage, qui n’est devenue effective qu’en mobilisant également les outils multiculturels.

Finalement, si le multiculturalisme des années 1990 est critiqué pour avoir manqué de prendre en compte la question de l’esclavage et de ses conséquences en Colombie, ce tournant politique a néanmoins rendu publique et légitime la question de la reconnaissance des différences et établi les normes légales mobilisées par les demandes de réparations. Avec cette politique, une nouvelle génération d’acteurs s’auto-définissant comme afrocolombien.nes a également émergé. Pour autant, le cadre multiculturel n’est qu’un des leviers d’action dont disposent les afrocolombien·nes demandant réparation. Les revendications se fondent souvent sur des appartenances multiples, définies en termes identitaires (afrocolombien·ne, indien·ne), de genre, de génération et désormais de statut politique (victime) et d’héritage historique (descendant·es d’esclave). Cet accès aux droits passe simultanément par une compétence experte de plus en plus forte, des procédures juridiques longues et complexes, voire un certain enfermement des populations afrocolombiennes dans une catégorie de « victimes » structurelles, de l’esclavage au conflit armé.  

Bibliographie

CODHES, 2017a. Informe: Retos para una agenda nacional e internacional de reparaciones para el pueblo y comunidades afrodescendientes en Colombia. Bogotá, FOS Colombia, Observatorio de Reparación Colectiva, CODHES. http://convergenciacnoa.org/wp-content/uploads/2018/08/Taller-RC_VerVIII.pdf 

Cuevas María-Fernanda, 2016. « Le processus de l’abolition de l’esclavage en Nouvelle Grenade (1780-1860). Temps et contretemps d’une transition significative entre la Révolution et la République ». EHESS, Thèse de doctorat en histoire.

Cunin Elisabeth, 2021. “¿Reparar la esclavitud en Colombia? Movilización del derecho en un contexto multicultural”. Revista Colombiana de Antropología, No. 57-1. https://revistas.icanh.gov.co/index.php/rca/article/view/1176

Hoffmann Odile, 2004. Communautés noires du Pacifique colombien. Innovations et dynamiques ethniques. Paris, Karthala-IRD.

Texte rédigé par Charlotte Grabli à partir des recherches d’Elisabeth Cunin dans le cadre du projet Repairs. 

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