Jamaïque

La question des réparations à la Jamaïque, du nationalisme noir à la CARICOM.

« Out of Many One People » (« Un peuple issu de la diversité »), la devise nationale de la Jamaïque revendique la diversité de sa population. De même que son drapeau, aux couleurs verte, noire et jaune, dont le noir symbolise de manière métaphorique l’épiderme de la population majoritaire de l’île1. Ces deux emblèmes nationaux sont un premier témoignage de l’histoire de cette ancienne colonie britannique devenue indépendante le 6 août 1962. Si ce statut lui permet d’avoir son propre premier ministre (aujourd’hui Andrew Holness), elle reste sous l’égide du Commonwealth avec la reine Elizabeth II à sa tête. A ce titre, le « Conseil privé de Sa Majesté » continue d’exercer un pouvoir judiciaire dans l’île comme dans de nombreuses anciennes colonies britanniques. 

L’histoire de la Jamaïque va de pair avec l’histoire de la traite africaine. Elle commence avec la colonisation de l’île en 1509 par les Espagnols, suivis des Britanniques en 1655. Ces derniers vont développer le système d’économie sucrière fondée sur l’esclavage des captifs africains et de leurs descendants (sur les plantations). Si l’abolition de la traite survient en 1807, celle de l’esclavage est votée en 1833 dans un contexte de révoltes d’esclaves. Mais l’abolition n’est définitive qu’en 1838, après une période de transition vers le salariat nommée apprentissage (apprenticeship). A cette même date est mise en place l’attribution d’une indemnisation aux colons propriétaires d’esclaves. 

Critique du « out of many, one people » :  la société jamaïcaine, de l’après-abolition à la décolonisation

La devise de la Jamaïque met donc en avant « le brassage culturel et le métissage biologique » (Ary Gordien). En réaction, dès la fin du 19ème siècle, des leaders politiques et religieux issus des classes populaires tiennent à réaffirmer et à revaloriser des pratiques (culturelles, religieuses, etc.) définies comme noires et souvent dénigrées. Après l’indépendance, la promotion d’un « nationalisme créole », que reflète la devise officielle, est remise en question, comme l’a analysé l’anthropologue Deborah A. Thomas. De ce fait, pour Ary Gordien : « l’idéal ‘créole’ est ainsi critiqué pour ne représenter que la vision du monde d’une élite désignée comme ‘white’ (blanche) ou ‘brown’ (brune, plus claire de peau que les populations majoritaires identifiées comme noires), composée de descendants de colons et de ‘gens de couleur libres2’ , mais aussi d’immigrants européens, syro-libanais et asiatiques ».

Ainsi, l’histoire du peuplement de la société jamaïcaine, au regard de la population actuelle vivant sur l’île, explique les inégalités et les tensions liées à l’ethnicité et à la race comme l’explique Ary Gordien. « La population descend pour l’essentiel de captifs africains déportés et esclavisés entre le 17ème et le 19ème siècles. Des populations d’esclaves fugitifs ont constitué des communautés dites de Maroons, dont la liberté était légalement reconnue par le pouvoir colonial (traités de paix) et qui constituent aujourd’hui encore des communautés autonomes ». Ce contexte sociohistorique nous permet de comprendre l’émergence actuelle des mouvements qui se revendiquent noirs et de leurs idéologies. 

Ces organisations noires, notamment le mouvement rastafari, dès le début du 20ème siècle, ne se reconnaissent pas dans la valorisation du métissage reprise dans la devise nationale. Dans les années 1960 émergent des questionnements et mouvements radicaux noirs comme le panafricanisme ou le Black Power issus de la circulation des idées militantes au sein de la diaspora noire. La crainte et la répression de ces mouvements par les pouvoirs publics, puis leurs récupérations politiques, entraînent ainsi l’élaboration d’un « discours politique officiel qui va osciller entre valorisation d’un mélange des cultures et des populations et mise en avant de signes de fierté noire » (Ary Gordien). Cette logique pousse alors les élites intellectuelles et politiques à prendre en compte certaines pratiques culturelles reconnaissant l’héritage africain dans la culture jamaïcaine. Dans les années 1990, ces revendications sont portées à une autre échelle et se concrétisent institutionnellement après la Conférence mondiale de Durban contre le racisme en 2001.

A la source des revendications de réparations : les idées des mouvements d’affirmation raciale et marxiste noirs (rastafarisme, panafricanisme, black power, anticolonialisme)

La question jamaïcaine des réparations est étroitement liée à la revendication panafricaine et rastafari de « rapatriement » : il n’y aura réparation que si le peuple noir jamaïcain retourne sur le continent africain, comme le défendait le leader panafricaniste d’origine jamaïcaine Marcus Garvey au début du 20ème siècle 3. Le garveyisme nourrit les idéologies du mouvement rastafari, qui exposent de manière ferme l’idée du retour comme le rappelle Ary Gordien : leurs « postulats idéologiques sont politiques et religieux : constituer et renforcer une unité africaine, et revenir ‘à la maison’ (home), c’est-à-dire sur le continent des ancêtres, mais aussi, plus précisément pour le mouvement rastafari sur la terre biblique de l’empereur Hailé Sélassié I (Ethiopie), descendant direct supposé du roi Salomon et de la Reine de Sabah ainsi déifiés ». Cette idée du retour spirituel et physique est reprise dans les débats contemporains sur les réparations notamment dans les commissions nationales qui se mettent en place à partir de 2009, puis dans le plan de réparations de la CARICOM4, qui entérinent l’institutionnalisation de la demande de réparations. 

De l’échelle nationale à l’échelle de la communauté caribéenne : la mise en place d’une politique mémorielle

L’aspect principal de la politique mémorielle de la Jamaïque concerne la volonté de réhabiliter les personnes noires. La mémoire de l’esclavage, de ses premières formes de résistance à son abolition, se traduit alors par des actes et actions divers, d’un point de vue institutionnel, universitaire ou artistique. La création de la Commission nationale pour les réparations, en 2009, en est le symbole le plus visible. L’objectif officiel de cette institution présidée par le socio-anthropologue Barry Chevannes consiste, à cette période, à consulter la population sur la question des réparations. Quels que soient les partis au pouvoir, les gouvernements suivants ont, jusque-là, reconduit la Commission. A la suite du décès de B. Chevannes en 2010, l’historienne Verene Shepherd a pris la tête de l’institution. L’action de la Commission s’oriente désormais vers la mise en place d’une politique explicite de demande de réparations symboliques et financières à l’Angleterre, en tant que métropole coloniale responsable de la traite et de l’esclavage. S’en sont suivies des collaborations de plus en plus étroites avec la Communauté Caribéenne (CARICOM) permettant la création d’une Commission transnationale en 2013. C’est désormais à l’échelle de la CARICOM que la demande officielle de réparations se poursuit devant la Cour internationale de justice. La CARICOM embauche quant à elle la firme de juristes britanniques Leigh Day5 et met en place un plan en 10 points pour les réparations (https://caricomreparations.org/caricom/caricoms-10-point-reparation-plan/). Parmi les mesures très pragmatiques préconisées figurent l’annulation de la dette des pays caribéens et le transfert de compétences technologiques. On retrouve également la demande liée au rapatriement d’afrodescendants, directement inspirée du mouvement rastafari. 

D’autres revendications incarnent ce que certains membres de la commission de la CARICOM définissent comme des « réparations internes », jugées plus importantes que les réparations financières. Il s’agit notamment de la promotion du savoir et des connaissances sur l’Afrique dans la Caraïbe, afin de renouer le lien entre les Afro-descendants et le continent d’origine de leurs ancêtres. Une réhabilitation psychologique est également considérée comme indispensable pour traiter les effets transgénérationnels de l’esclavage, leurs conséquences et leurs manifestations contemporaines. Anticolonialisme et panafricanisme d’inspiration rastafari sont articulés à une référence au droit international, aux droits humains, ainsi qu’au paradigme du développement économique et social. Réparer le passé implique ainsi de traiter les inégalités et les maux présents.

Ce processus de réparations s’exprime aussi de manière symbolique. Notamment par l’édification de statues rendant hommage aux héros nationaux liés à la résistance à l’esclavage ou à la domination coloniale. C’est le cas du National Heroes Park à Kingston qui regroupe des édifices à la mémoire de Marcus Garvey et de Nanny6 entre autres.

Même s’il est difficile à ce stade d’évaluer les résultats et impacts de cette démarche institutionnelle et mémorielle, l’action de la CARICOM inscrit la circulation des idées à une échelle transnationale et fait écho à d’autres initiatives et revendications européennes prises par des institutions et non par l’état. C’est le cas, en 2018, de l’université de Glasgow (Ecosse) : après une étude de près de deux ans, l’université a calculé et reconnu qu’elle avait bénéficié de 200 millions de livres sterling (soit près de 221 millions d’euros). Ce montant représente les sommes investies dans l’université par les propriétaires d’esclaves sous forme de subventions ou dotations aux 18ème et 19ème siècles. Par la suite, la publication des résultats de l’étude a permis d’ouvrir un débat sur la possible restitution de cette somme. Le 31 juillet 2019, un accord de recherche a été signé entre l’université de Glasgow et celle des West Indies, présente dans dix-sept états et territoires anglophones de la Caraïbe, dont la Jamaïque. L’accord restitue 20 millions de livres sterling à l’université des West Indies sous forme de programmes de recherche entre les deux établissements (https://www.nytimes.com/2019/08/24/world/europe/university-of-glasgow-slavery-reparations.html). Cette démarche a poussé d’autres universités du Royaume-Uni, comme celle de Cambridge en 2019, à initier des recherches pour calculer le bénéfice perçu lors de la traite négrière. Cette prise en compte des réparations par les universités représente un exemple de réparations indirectes. 

Bibliographie 

BESSON Jean, « L’Héritage de l’esclavage, la mémoire du sol en Jamaïque occidentale ». Annales Histoire, Sciences Sociales, 59e année, 2003/4, pp. 569-587 (https://www.cairn.info/revue-annales-2004-3-page-569.htm) 

BONACCI Giulia, « L’irrésistible ascension du rās Tafari dans les imaginaires noirs », Annales d’Ethiopie, Volume 28, année 2013, pp. 157-176.

CAMPBELL Mavis C, The Maroons of Jamaica 1655-1796, A history of resistance, Collaboration and Betrayal, edition Bergin and Garvey publishers Inc, New York, 1988. 

SHEPERD A Verene, Livestock sugar and slavery, contested terrain in Colonial Jamaica. Ian Randle Publishers, Kingston, 2009.

Thomas Deborah A., Modern Blackness: Nationalism, Globalization, and the Politics of Culture in Jamaica. Duke University Press, 2004.

Texte rédigé par Mylène Mauricrace et Ary Gordien à partir des recherches d’Ary Gordien dans le cadre du projet Repairs.

1. On trouve cette explication sur le site officiel du gouvernement jamaïcain (https://opm.gov.jm/symbols/national-flag/) : “The sun shineth, the land is green and the people are strong and creative” is the symbolism of the colours of the flag. Black depicts the strength and creativity of the people; Gold, the natural wealth and beauty of sunlight; and green, hope and agricultural resources ». (Traduction : « Le soleil brille, la terre est verte et les gens y sont forts et créatifs », c’est le symbolisme des couleurs du drapeau. Le noir représente la force et la créativité des habitants ; l’or, la richesse de la nature et la beauté de la lumière du soleil ; et le vert, l’espoir et les ressources de la terre).  

2. Dans les sociétés esclavagistes des Amériques, cette population intermédiaire était composée d’esclaves affranchis mais surtout de familles aux statuts sociaux variés, issues des relations plus ou moins consenties et légitimes entre colons européens et femmes d’ascendance africaine.

3. Marcus Garvey est un militant noir jamaïcain né en 1884 à St Ann’s Bay et fondateur de l’Universal Negro Improvement Association. Il s’installe aux Etats-Unis en 1916 où il fonde la Compagnie maritime Black Star Line pour faciliter le transport de marchandises vers le continent africain mais aussi d’afro-américains souhaitant y « rentrer ».

4. La CARICOM (Caribbean Community) est une organisation qui regroupe plusieurs états de la Caraïbe. Sur les réparations, voir le point 2 Repatriation du plan de réparations de la CARICOM : https://caricomreparations.org/caricom/caricoms-10-point-reparation-plan/

5. En 2009, Leigh Day a représenté les populations Mau Mau du Kenya, dont la révolte avait été très sévèrement réprimée dans les années 1950. Le Royaume-Uni avait payé plus de 20 millions d’euros de réparations et présenté des excuses publiques (https://www.leighday.co.uk/International/Further-insights/Detailed-case-studies/The-Mau-Mau-claims).

6. Cheffe de guerre des Maroons Windward lors du premier conflit qui a opposé les marrons aux colons anglais.

Voir la carte

Partager sur :