ROYAUME-UNI

Les réparations sur le sol britannique entre activisme et panafricanisme

À la fin des années 1780, deux Africains, anciennement esclavisés puis affranchis, du nom de Ottobah Cugoano et Olaudah Equiano fondent « The Sons of Africa » à Londres. Le Royaume-Uni fait alors partie des pays capturant, trafiquant et réduisant en esclavage les peuples africains afin d’alimenter en main d’œuvre les plantations de ses colonies. En créant ce groupe politique, une idée majeure anime Equiano et Cugoano : dénoncer l’esclavage pour y mettre fin. Cette revendication s’accompagne d’une demande de réparation pour les blessures reçues par les esclavisé.es. Cugoano exprime, en 1791, cette volonté de réparations dans son ouvrage Thoughts and Sentiments on the Evil and Wicked Traffic of the Slavery and Commerce of the Human Species (première édition en 1787). Dans les colonies britanniques, la question des réparations est donc présente dès la période esclavagiste. 

De la traite à l’abolition

En 1562, la Grande-Bretagne a commencé à participer à la traite transocéanique des personnes africaines, notamment par le biais des explorateurs et esclavagistes John Hawkins et Francis Drake. Liverpool, Bristol, Londres sont les ports esclavagistes les plus importants en matière de flux de navires dans l’espace atlantique. Le Royaume Uni possède des colonies dans l’espace caraïbe et sur le continent africain. 

La mise en place du système esclavagiste est inséparable de sa remise en cause. Alessandro Stanziani (2020) distingue ainsi deux périodes abolitionnistes. La première, de 1770 à 1807, voit la naissance des premières sociétés abolitionnistes, et est marquée par une première abolition avec l’arrêt Somersett (1772). Cet arrêt interdit l’esclavage sur le sol anglais (mais pas dans les colonies) et permet à tout esclavisé.e entrant en Angleterre ou présent sur l’un de ses navires d’être affranchi.e. L’abolitionniste William Wilberforce se distingue par son action au niveau parlementaire permettant l’abolition de la traite en 1807. La seconde période, allant de 1820 à 1840, est caractérisée par la création d’organisations abolitionnistes plus importantes et l’usage de pétitions avec un ancrage notable dans les mouvements religieux d’alors. A l’abolition, en 1833, le travail forcé (qualifié d’« apprentissage », apprenticeship) succède à l’esclavage. En 1837, les propriétaires d’esclavisé.es de tout l’empire britannique reçoivent 20 millions de livres sterling en compensation de la perte de leurs « biens », en référence à celles et ceux qu’ils avaient maintenus en esclavage.

Quand le panafricanisme inspire les demandes de réparations

Pour les chercheuses Nicola Frith et Esther Stanford-Xosei, les acteurs des demandes de réparation sont des activistes, c’est-à-dire des membres d’associations, des intellectuels, des juristes. Leurs actions et arguments s’inspirent du panafricanisme, doctrine de l’unité africaine. La demande préexistante de réparations (exprimée par « The Sons of Africa », par exemple) a été renforcée dans les diverses conférences panafricaines du 20ème siècle, qui affirment une histoire et une destinée communes des populations d’origine africaine (en Afrique et dans la diaspora) dont la plus importante s’est déroulée à Manchester en 1945. 

A l’aube des années 1990, la première Conférence internationale sur les réparations (Lagos, décembre 1990) aboutit à la création en 1991 du Groupe de Personnes Éminentes sur les réparations pour l’Afrique et les Africains de la Diaspora de l’Union Africaine (GEP), mis en place par l’Organisation de l’unité africaine. Ce Groupe a parrainé le premier Congrès panafricain sur les réparations (Pan-African Congress on reparations) qui se déroule en 1993 à Abuja, toujours au Nigeria, et marque la première initiative internationale pour reconnaître l’existence « d’une dette morale unique et sans précédent envers les peuples africains qui n’a pas encore été payée » (Proclamation d’Abuja : https://ncobra.org/resources/pdf/TheAbujaProclamation.pdf).

Mobilisation britannique pour la demande des réparations

Ce contexte favorise la création de groupes similaires en Grande-Bretagne même. C’est le cas du Mouvement Africain des Réparations (ARM) dirigé par le parlementaire Bernie Grant et créé en 1993. La motion de départ est signée par 46 députés travaillistes et se base sur la proclamation d’Abuja. La même année, lors de sa déclaration à Birmingham, l’ARM entend « soutenir le mouvement pour les réparations (…) en vue de former un front uni fort » (Déclaration de Birmingham du 1er janvier 1994, https://www.inosaar.llc.ed.ac.uk/sites/default/files/atoms/files/1994_birmingham_declaration.pdf).

Dans la continuité de l’initiative de l’ARM, se forme, en 2001, la Coalition panafricaine pour les réparations en Europe (Pan-Afrikan Reparations Coalition in Europe, PARCOE) dirigée par Kofi Mawuli Klu et la chercheuse et juriste Esther Stanford-Xosei, La PARCOE se concentre sur des actions à échelle nationale en Grande-Bretagne mais aussi internationale. Son concept d’action se base sur la symbolique du Sankofa, représentant la volonté de prendre le meilleur du passé pour aller vers le futur. PARCOE mobilise une idée de convergence, d’unité voire de communauté réflexive prenant comme point de départ l’affirmation de racines africaines et la place des Africains dans la société britannique. Plusieurs autres organisations (Global Afrikan People’s Parliament, GAPP ; campagne de pétitions « Stop The Maangamizi: We Charge Genocide/Ecocide Campaign » ; Comité de la Marche des Réparations de la journée d’émancipation Afrika ; Réseau International de Chercheurs  et de Militants pour les Réparations Africaines, INOSAAR) s’inscrivent dans ces allers retours entre la Grande-Bretagne et l’Afrique, du local au global, qui caractérisent le processus et la réflexion liée à la question des réparations. 

 

Tournant des années 2000 : demandes d’excuses officielles et judiciarisation

Les années 2000 sont marquées par deux événements à l’échelle nationale et internationale qui participent à une nouvelle mise en avant de la question des réparations liées à l’esclavage sur le sol britannique : la conférence de l’ONU sur le racisme à Durban de 2001 (Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance, Afrique du Sud) et le bicentenaire de l’abolition de la traite (Slave Trade Act) de 2007, célébré et commémoré à Londres et dans tout le Royaume-Uni. 

La conférence de Durban a permis la visibilisation et la convergence des revendications liées aux réparations et à la mémoire de l’esclavage de manière internationale. Le bicentenaire de l’abolition, à un niveau plus national, a confronté le gouvernement britannique à la place de l’esclavage dans l’histoire de la Grande-Bretagne. Ainsi, en 2004, le Rendezvous of Victory a organisé une série d’évènements souhaitant renseigner et sensibiliser la population anglaise sur l’histoire et les héritages de l’esclavage. Et en 2003 a commencé l’action légale de la campagne Black Quest for Justice qui a publiquement demandé à la Reine Elisabeth II de présenter des excuses officielles lors des commémorations de 2007. Cette interpellation n’a pas abouti à des excuses ou à une reconnaissance de la traite par le Royaume-Uni. Ni par la Reine, ni par son premier ministre de l’époque, Tony Blair. Toutefois, elle a favorisé l’inauguration de lieux culturels mémoriels et éducatifs comme le Musée International de l’Esclavage à Liverpool (2007). Sans doute faut-il voir aussi, dans cette inauguration, la continuité de la politique de la municipalité de Liverpool qui avait présenté des excuses officielles concernant sa participation à la traite en 1999. Les évènements commémoratifs ont ainsi encouragé la mobilisation pour les réparations. Les organisations, associations et groupes d’activistes s’appuient sur ces commémorations pour tenter d’avoir un impact sur les institutions anglaises. 

La judiciarisation des demandes de réparations

Les démarches de la société civile sont aussi judiciaires comme le montre l’exemple du Black Quest for Justice Campaign. Il s’agit d’une démarche judiciaire sous forme de recours collectif pour l’obtention de réparations. La Black Quest for Justice Campaign, en lien avec la PARCOE et d’autres associations, « a demandé l’ouverture d’une enquête sur les personnes associées à la Couronne britannique, ses agences et sociétés, dans le cadre de la Cour pénale internationale », selon Nicola Frith et Esther Stanford-Xosei. Si cette requête judiciaire n’a pas abouti, elle ouvre cependant à la judiciarisation des demandes de réparations. Elle révèle aussi une nouvelle limite des demandes : l’immunité souveraine de la reine Elisabeth II qui la protège de toute tentative de procès. Cette expérience judiciaire des réparations amène à la demande de création d’une Commission d’enquête parlementaire multipartite pour la vérité et la justice réparatrice (All-Party Parliamentary Commission of Inquiry for Truth & Reparatory Justice). Cette Commission aura pour objectif d’informer le public « de la brutalité et l’inhumanité du colonialisme et de l’esclavage, ainsi que de ses conséquences à long terme en termes de discrimination raciale, sexiste et socio-économique, y compris les impacts actuels sur les individus et les communautés » et mettre en place une consultation sur d’autres formes de justice réparatrice.

Et aujourd’hui ? 

2007, avec les commémorations de l’abolition de la traite, est un tournant ; de plus, il existe de nombreuses organisations, associations et mouvements pour les réparations. Néanmoins, le gouvernement britannique n’a pas encore engagé d’actions en faveur d’une justice réparatrice. Mais il reste que le projet de la Commission d’enquête parlementaire multipartite a récemment porté ses fruits. En octobre 2020, « le Green Party a travaillé en collaboration avec le PARCOE et l’INOSAAR pour devenir le premier grand parti national du Royaume-Uni à s’engager en faveur d’une justice réparatrice au titre de l’esclavage africain. Ses membres ayant voté (à 94 %) en ce sens, la question des réparations est à présent entérinée dans la politique du Green Party. Le conseil municipal de Bristol a ouvert la voie en adoptant, en mars 2021, une motion historique multipartite réclamant des réparations locales ».

Nicola Frith, “Reparations for slavery in the French Republic: A national debate?”, Bulletin of Francophone Postcolonial Studies, 2017, vol. 8, pp. 1-12

Alessandro Stanziani, « Le mouvement abolitionniste au Royaume-Uni et en France », in Les métamorphoses du travail contraint, Une histoire globale XVIIIe-XIXe siècles, Presses de Sciences-Po, 2020, p. 133-187.

Texte rédigé par Mylène Mauricrace à partir des recherches de Nicola Frith et Esther Stanford-Xosei dans le cadre du projet Repairs. 

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